
Me lamenter ne la ferait pas revenir et ne m'aiderait en rien à supporter l'idée que le misérable psychopathe qui l'avait tuée se promenait tranquillement je ne sais où, tandis qu'elle gisait, froide et livide, six pieds sous terre.
Je ne garde qu'un souvenir très flou des jours qui suivirent son décès. Je sais seulement que je pleurais du matin au soir. Impossible de retenir mes larmes. Ce n'était pas seulement ma s½ur que j'avais perdue; c'était ma confidente, mon héroïne, ma meilleure amie.
Alina avait beau avoir quitté la maison depuis huit mois pour aller étudier à Trinity College, à Dublin, nous correspondions par e-mail tous les jours, et pas un week-end ne passait sans que l'une de nous ne téléphone à l'autre, de sorte que nous étions restées aussi proches qu'avant.
Du moins était-ce ce que je croyais. Si j'avais su à quel point je me trompais...
Nous avions décidé de prendre un appartement ensemble lorsqu'elle rentrerait au pays. Nous voulions nous installer en ville et nous inscrire à l'université d'Atlanta, moi pour m'intéresser plus sérieusement à mes études, elle pour préparer son doctorat.
Ce n'était un secret pour personne, Alina était l'ambitieuse de la famille. En ce qui me concernait, je me contentais d'un job de serveuse au Brickyard qui me permettait de mettre de côté presque tout ce que je gagnais.
J'avais tout de même décroché mon bac et depuis je fréquentais sans zèle excessif l'université du coin où je ne choisissais que des cours tels que « Comment surfer sur Internet » ou « En voyage, respectons les convenances ». Le minimum syndical pour que papa et maman puissent espérer qu'un jour, peut-être, j'aurais un Vrai Boulot dans la Vraie Vie.
Ce qui est certain, c'est que, animée ou non de grands projets, j'avais réellement décidée de prendre ma vie en main dès le retour d'Alina. Lorsque j'avais dit au revoir à ma s½ur à l'aéroport, quelques mois auparavant, pas un instant je n'avais imaginé que je ne la reverrais jamais vivante. Elle avait 24 ans, moi 22, nous avions l'éternité devant nous. La mort? Qu'allez vous chercher là? Cela n'arrivait qu'aux très, très vieilles personnes!
Enfin, c'était ce que je croyais...
Au bout de deux semaines, mes larmes se tarirent, ma vue s'éclaircit, sans doute parce que j'avais épuisé toutes les ressources en eau de mon corps. Ma douleur, en revanche, était intacte. C'était même elle qui me gardait en vie. Quant à mon âme, elle était assoiffée de réponses. De justice.
De vengeance.
Mais j'avais la désagréable impression d'être la seule dans ce cas.
Quelques années plus tôt, à l'occasion d'un cours de psychologie appliquée, j'avais appris que le deuil se faisait en plusieurs étapes. Pour ma part, il me semblait que j'avais sauté la première case, le « déni de mort », pour bondir à pieds joints dans la deuxième, celle de l'insupportable douleur.
En l'absence de mes parents, j'avais été la seule à pouvoir identifier le corps de ma s½ur. Le spectacle n'était pas joli à voir, mais il avait au moins eu un mérite: celui de m'interdire tout « déni de mort ».
Quinze jours plus tard, j'entrais dans la troisième phase. La colère. Si j'en croyais mes cours, la quatrième, celle de la dépression, était censée arriver ensuite, suivie de la dernière, l'acceptation; en admettant que l'équilibre mental de la personne concernée (moi) le permette.
Je pouvais déjà discerner les signes de cette ultime étape dans mon entourage, comme si mes parents étaient passés directement de la stupéfaction au renoncement. Ils parlaient, à propos du meurtre d'Alina, d'acte de violence gratuite, de fatalité à laquelle on ne pouvait rien, de vie qui devait continuer. Ils étaient même persuadés que la police faisait bien son travail!
Mon équilibre mental n'allait pas jusque là. D'ailleurs, je n'avais qu'une confiance modérée dans le travail des policiers chargés de l'enquête sur le meurtre de ma s½ur, là-bas, en Irlande.
Accepter la mort d'Alina?
Cela ne me ressemblait pas.
- Tu n'iras pas là-bas, Mac. Point final.
Maman était dans la cuisine, les mains couvertes de farine.
Elle faisait de la pâtisserie. Et de la cuisine. Et du ménage. Et encore de la pâtisserie... Une véritable tornade domestique. C'était sa façon à elle d'apprivoiser la mort.
Voilà une heure que nous nous disputions. Un inspecteur de Dublin avait appelé la veille au soir pour nous dire qu'il était désolé, mais qu'en l'absence de pièces à conviction, de piste et de témoins, l'enquête était dans une impasse. Il nous informait donc officiellement que le dossier d'Alina allait être transmis au Bureau des affaires non résolues.
En dépit de sa promesse de réexaminer le cas à intervalles réguliers, dans l'espoir de trouver de nouveaux indices, et d'y apporter toute l'attention requise, le message était clair. Alina était morte, son corps avait été transporté dans son pays d'origine, tout cela ne concernait plus la police.
Elle renonçait, elle aussi. Après trois petites semaines d'enquête bâclée. Un record!
- Tu peux être sûre que si on vivait là-bas, ils n'auraient pas abandonné aussi vite, dis-je sans cacher mon amertume.
- Tu ne sais pas de quoi tu parles, Mac, dit maman en écartant une mèche blond cendré de ses yeux bleus cernés par les nuits d'insomnie.
- Alors, donne-moi au moins une chance de comprendre ce qui s'est passé. Laisse-moi partir pour l'Irlande!
Ses lèvres se pincèrent en une fine ligne blanche.
- Il n'en est pas question. J'ai déjà perdu une fille dans ce pays, je n'ai pas envie qu'une autre y laisse sa peau.
Impossible de la convaincre. Je m'y efforçais pourtant depuis le moment où, pendant le petit-déjeuner, j'avais annoncé ma décision de partir à Dublin afin de voir par moi-même ce qu'avait fait la police pour retrouver le meurtrier d'Alina.
J'avais l'intention de demander une copie du dossier et de faire tout ce qui serait en mon pouvoir pour inciter la police à rouvrir l'enquête. J'allais donner un visage et une voix à la famille de la victime. Je ne pouvais me défaire de l'idée que si quelqu'un, à Dublin, parlait et agissait au nom d'Alina, l'affaire serait traitée avec plus de sérieux
J'avais tenté de convaincre mon père, mais sans plus de succès. Aveuglé par le chagrin, il ne me voyait même pas...et lorsqu'il posait son regard sur moi, une telle expression de détresse se peignait sur son visage que j'aurais souhaité être invisible. Mes traits étaient différents de ceux d'Alina, mais j'avais sa blondeur et ses iris vert clair. Dans ces moments-là, j'aurais tout donné pour être, comme papa, brune aux yeux marron. Pour ne pas lui rappeler son enfant perdue...
Oo-AngelSara-oO, Posté le samedi 11 juin 2011 10:03
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